Paradoxe du fragment

Le fragment est ténuité, motif fondamental de l’arrachement. Mais il a aussi valeur métonymique, il contient le tout. Pluralité, dissémination, éparpillement, rupture, mais aussi intégrité, totalité, complétude.

 

 Le parti-pris du fragment postule à la fois la fragilité et l’illimité.

 

En rupture avec le déroulement, le développement du motif composé, il est une forme de l’instantané et de sa radicalité. Le fragment se donne au présent, comme présence, éclat entr’aperçu d’une continuité qui nous échappe : sa discontinuité est organiquement liée à une continuité latente, qui ne peut être saisie d’un seul tenant et ne se livre que par morceaux.

 

En deçà ou au-delà du langage et de la discursivité, loin du seul conceptuel, des systèmes et de la désincarnation, c’est une expérience perceptive et immédiate.

 

Pratique d’une « abstraction sensible », réceptivité à l’imprévu, il allège du désir de contrôle pour accueillir une part d’aléatoire, la surprise de la forme saisie dans son indétermination et sa précarité.

 

Ainsi, intégrant une part d’errance, de questionnement, le fragment met en tension, crée des échos.

Par les césures abruptes qu’il opère dans le champ de la forme, il cultive l’ouvert, le vide qui entre largement par une périphérie qui n’est pas contour. Il « rejoint le rêve d’un paradoxe : celui d’un objet purement interstitiel. »(1)

 

Organique, dynamique, son essence est peut-être individuation, et ce terme est indicateur non d’un état mais d’un processus : extrait d’un tout et porteur du tout, le fragment acquiert son autonomie et de cette entité nouvelle naît un développement potentiel.

 

Repli ou déploiement, concentration ou expansion, interruption ou accomplissement, il inclut la présence complémentaire d’aspects antagonistes. Mais seuls les mouvements entre polarités nous font vivre, et l’ouverture provient de cette tension féconde.

 

« Je vois le sens d’un événement, d’une œuvre d’art, d’une vie comme des exemples de reconstruction d’unités qui embrassent la pluralité et le changement. », écrit Richard Shusterman.(2)

 

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(1) Roland Barthes, l’Empire des signes, Ed. du Seuil, 2007 (1970), p. 38

(2) Richard Shusterman, entretien in Le Monde des livres, 29.11.2007